Ce n’est pas le monde qui change, on change de monde !

Professeur Nezha Lahrichi
Ce n’est pas le monde qui change, on change de monde !

Les pronostics économiques pessimistes en 2023 ont été déjoués malgré les bouleversements inattendus que le monde a connus. L’année 2023 a été meilleure que prévue et l’économie mondiale a surpris par sa résilience. L’exemple extrême est celui du Brésil qui a connu une croissance de 3% au lieu de 0% prévu.

Le rythme de la révision des prévisions macro-économiques s’est accéléré et la remise en cause des statistiques publiées est devenue récurrente avec des différences non négligeables entre les analystes de la conjoncture.

Est-ce que cela va se reproduire en 2024 ? La réponse dépend de la manière dont on appréhende les multiples bouleversements en cours et d’admettre que ce n’est pas le monde qui change mais on change de monde et même de civilisation !

Le premier élément de réponse concerne les difficultés intrinsèques qui entachent l’exercice de prévision. Les modèles économiques sont des représentations trop simplifiées de la réalité alors que celle-ci est de plus en plus complexe. Une complexité qui rend difficile la tâche à la statistique qui met à distance le réel par des mécanismes admis : agrégation, calcul des moyennes, notion de base de référence… et bien d’autres mécanismes qui font de la statistique un outil de simplification du monde qui ne prend pas en considération la subtilité des situations. On change de monde alors que sa métrique est toujours la même sans évoquer les implications de la révolution numérique et de l’intelligence artificielle dont les processus sont à infusion lente comme l’ont été ceux de la révolution industrielle.

Le second élément de réponse concerne le fait que la macro-économie dérive de la géopolitique qui fait son grand retour. D’où le recours à des indices de la peur comme le baromètre de la volatilité de Wall Street (VIX) qui envoie des signaux à la planète finance ou encore l’indice des risques macro extra-financiers construit par deux économistes de la Réserve Fédérale, le Géopolitical Risk Index (GPR). Il est fondé sur la manière dont les grands médias américains suivis par Wall street perçoivent les menaces internationales ; ainsi, c’est le plus grand marché boursier du monde qui donne le ton aux esprits animaux !

Ce baromètre a débuté 2024 à un niveau qui reste supérieur à sa moyenne ces dernières années mais loin des pics des grands séismes :  guerres mondiales en l’occurrence ! est-ce suffisant pour être rassuré ?

On change de monde car il devient multipolaire, antagoniste, désorganisé mais en même temps interconnecté puisque le cyber espace s’étend partout depuis les fonds des mers jusque dans l’espace orbital. La menace des cyberattaques devient prégnante parce que la surface d’attaque s’élargit et la professionnalisation des attaquants se renforce.

On change de monde aussi parce qu’il y a un super pouvoir, celui des GAFAM qui échappent à tout contrôle étatique du fait de leur puissance financière et leurs positions monopolistiques. La Chine a pu reprendre le contrôle de ses géants du numérique, les BATX ( Baidou, Alibaba, Tencent, Xiaomi) par des moyens de pression et d’emprisonnement inconcevables dans les pays démocratiques.

Cette réorganisation du monde est illustrée par l’analyse conjoncturelle. Le principal moteur de la croissance de l’économie mondiale en 2023 est situé aux Etats-Unis dont la croissance a été phénoménale. En deux ans, le PIB a augmenté de près de 4.000 milliards de dollars. La faillite de la Silicon Valley Banque(SVB) et d’autres banques régionales n’a pas déstabilisé le système financier américain. Bien plus, cette faillite a détruit le quasi-monopole sur les prêts d’amorçage aux startups : HSBC a racheté la branche britannique de SVB pour une livre sterling symbolique et JP Morgan a racheté First Republic Bank qui avait subi le même sort que SVB. C’est pour dire que deux grands groupes ont profité de la crise pour se renforcer et en même temps, le financement des startups est devenu une affaire d’une douzaine de banques de taille moyenne en concurrence les unes avec les autres.

A cela il faut ajouter que le gouvernement américain a pris des mesures importantes pour investir dans les moteurs de croissance de l’avenir à travers Inflation Reduction Act (l’IRA, 400 milliards de dollars de subventions en dix ans). Il s’agit, notamment , des crédits d’impôts pour l’investissement dans des secteurs liés à l’industrie verte. De ce fait, les prévisions pour les Etats Unis en 2024 restent optimistes au moment où l’économie mondiale serait caractérisée par un ralentissement ; une prévision initiale de 2,4% contre 3% en 2023 qui ne cesse d’être corrigée : 2,9% pour l’OCDE et 3,1% pour le FMI.

Cependant, l’économie américaine n’échappe pas aux vents contraires, elle est marquée en ce début de 2024, par une baisse de l’épargne des ménages et une hausse de l’endettement, soit une atteinte au principal moteur de la croissance américaine. L’enjeu des élections américaines accentue le nuage d’incertitudes. Une victoire de Donald Trump renforcerait les tensions avec la Chine et, d’une façon générale, le protectionnisme se durcirait avec le risque d’une guerre commerciale mondiale : une situation qui en fait un risque géopolitique pour les marchés qui n’ont pas connu depuis 2008 de crise financière profonde à portée mondiale, un record de 15 ans !

Quant à l’Europe, le peu de croissance qu’elle a connue est tirée par les Etats Unis qui sont le client le plus important de l’Europe, en particulier à travers l’exportation des machines qui témoigne du dynamisme de l’investissement des entreprises américaines ; Bruxelles attend une légère amélioration en 2024 : 0,9% pour l’Union Européenne et 0,8% pour la zone euro. Le handicap principal de l’Europe est celui de la faiblesse de l’investissement en nouvelles technologies et des dépenses de R/D ; cela suppose une harmonisation fiscale au niveau européen pour pouvoir mener la même politique volontariste qu’aux Etats Unis basée sur des crédits d’impôt qui ont un effet massif sur les investissements.

La grande question dans ce monde en recomposition est le positionnement de la Chine ;  le fléchissement de sa croissance à deux chiffres sonne-t-il le glas de la fin du miracle chinois ? En effet, lorsque la Chine annonce une prévision de croissance de 5%, cela signifie qu’elle admet son nouveau régime de croissance handicapé par le déclin démographique, la crise de l’immobilier, la déstabilisation de son système financier, le ralentissement des travaux publics et la réduction des investissement directs étrangers. La question qui se pose est de savoir de quelle manière sera réinventé le système économique de la Chine qui reste la seconde grande économie mondiale.

Ce rapide panorama mondial, c’est pour dire que les nouvelles dynamiques géopolitiques à l’œuvre dans le cadre de la démondialisation représentent des opportunités pour les économies émergentes en fonction des atouts de chaque pays : ressources naturelles, emplacement géographique favorable et capacités d’investissement.

Le Maroc répond à ces critères et est en mesure de capitaliser sur ses atouts et fondamentaux qui sont solides. Au-delà des chiffres, les comptes extérieurs se portent bien, l’inflation en nette décélération, le déficit public en recul et surtout le maillage des infrastructures permet la création de pôles de croissance à travers tout le pays. Le dernier en date est le méga port de Dakhla Atlantique qui sera pour la façade atlantique du Maroc , ce qu’est Tanger Med pour la façade méditerranéenne. Cette nouvelle vision stratégique s’inscrit dans la continuité de la politique africaine du Maroc. Elle a été annoncée dans le discours royal, à l’occasion du 48e anniversaire de la marche verte le 6 novembre 2023. Elle consiste à créer un cadre institutionnel regroupant les 23 Etats africains atlantiques, le versant atlantique qui ouvre un accès complet sur l’Afrique et une fenêtre sur l’espace américain. Les grandes banques marocaines, très présentes en Afrique , sont appelées à jouer un rôle important dans la mise en œuvre d’une nouvelle plateforme de coopération Nord-Sud comme l’illustre le cas du groupe Bank Of Africa présent dans plusieurs pays de la façade atlantique.

S’il est certain que le Maroc est sur une trajectoire de développement tant les choix stratégiques sont pertinents, il est aussi certain que les défis qui restent à relever sont cruciaux tant l’exécution des réformes est lente et la digestion du changement molle. Ces défis concernent essentiellement l’éducation/formation et la qualité des ressources humaines, l’analphabétisme, le chômage, l’informel, la corruption… Un accent particulier devrait être mis, de plus en plus, sur la voie à entendre : celle de la jeunesse ! Le rythme des réformes n’est-il pas plus important que les réformes elles-mêmes ?

Pour conclure, la question essentielle du statistiquement correct se pose même dans les pays à structures productives matures qui tentent la pédagogie de l’incertitude mais la complexité du réel est plus prononcée dans les économies en émergence où les critères du vrai exigent un traitement raisonnable et dépassionné.

Source Medias24 : Ce n’est pas le monde qui change, on change de monde !

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