Covid-19 et crise économique : quels prérequis?
Le débat sur l’après-Covid-19 ne fait que commencer. L’économiste Nezha Lahrichi partage avec nous quelques réflexions et plante le décor pour la suite.
Une pandémie à cause d’un virus invisible, mortifère et qui circule à la vitesse de son siècle veut nous dire que la vie n’est rien ! La mobilisation, l’ingéniosité, la solidarité et le renoncement pour le contrer disent que rien ne vaut la vie !
La première phase où la priorité a été accordée à la crise sanitaire n’a pas été négociable, ce n’est pas seulement appréciable mais réussi.
Le second temps est économique et surtout socio-économique, un binôme inséparable et qui le sera davantage. Comment alors aborder cette phase où il ne s’agit plus de réagir mais d’agir ? Agir après un décrochage de l’activité économique inédit par sa soudaineté, un arrêt brusque de l’offre et un recul significatif de la demande au niveau national et international. Des secteurs locomotives sont paralysés : tourisme, immobilier, transport aérien, grandes industries etc., et une consommation intérieure, moteur de notre croissance, réduite à son strict minimum.
La réponse ne peut pas être une politique de relance comme à l’accoutumée, stimulus policy as usual, en tablant sur une reprise économique avec des décalages trimestriels par rapport à 2019 en fonction des hypothèses retenues.
Il s’agit bel et bien d’un processus de longue haleine qui demande des transgressions et même des ruptures au niveau du fond et de la forme. L’expérience nous donne des leçons lorsqu’on est confronté à des situations d’apparences similaires or ce gain de temps est le produit de notre système de pensée repris par un économiste prix Nobel mais aussi psychologue Daniel Khahneman ; il s’agit de notre premier mode de pensée qui favorise les stratégies mentales rapides et instinctives et donc raccourcies alors que notre second système de pensée est plus lent mais plus raisonné.
Comment penser autrement alors que ce qu’on a et ce qu’on sait faire a déjà ses limites ?
La question est difficile parce que l’économie est difficile car elle utilise des mesures imprécises et ses sujets -entreprises, ménages, Etat- ont des comportements hétérogènes et des préférences différenciées ; les modèles de prévision reposent sur la modélisation théorique de comportements agrégés, validée à partir de comportements passés avec des risques d’erreur puisque les experts posent toujours des « intervalles de confiance » autour des estimations.
L’économie n’offre pas de certitudes et encore moins de conclusions directement opérationnelles ; elle fournit des cadres de réflexion où les hypothèses sont discutables avec des chiffres qui sont le fruit d’une réalité à un instant T et d’un consensus politique ; dans le premier cas, nombreux sont les éléments qui forgeaient notre représentation d’une économie efficace et qui sont battus en brèche ; par exemple l’abolition des distances, l’éclatement des chaines de valeur, le flux tendu ne sont plus les conditions de l’efficience économique et pourtant, comme beaucoup, j’y ai cru lorsque je m’occupais de questions liées au commerce extérieur avec une démarche, l’anticipation et un souci, la sécurité économique du Maroc et ce au niveau d’un Conseil National crée à cet effet.
Aucune théorie économique ne fixe les ratios de déficit budgétaire et de dette publique
Bien plus, l’OMC a établi un autre étalon de mesure du commerce international en calculant les valeurs ajoutées pour chaque pays et pas seulement les importations et les exportations. Quant au consensus politique, aucune théorie économique ne dit que les ratios par rapport au PIB devraient être de 3% pour le déficit budgétaire et de 60% pour la dette publique.
A cela il faut ajouter que l’économie est une science humaine, ses représentants ne sont pas ceux d’une science technique et objective, ils portent des biais idéologiques en fonction de ce qu’ils pensent d’où l’intérêt d’un débat respectueux des arguments des uns et des autres.
En outre, l’économie a besoin d’évaluations et d’expérimentations qui augmentent les chances de succès des politiques économiques, des évaluations avant la prise de décision (ex ante) par des analyses partagées coûts /avantages avec les acteurs concernés et des évaluations après (ex-post) pour rectifier le tir si c’est nécessaire.
Ce n’est pas un hasard si le prix Nobel d’économie a été accordé en 2019 à un trio, dont Esther Duflo, qui travaille sur la pauvreté avec une démarche expérimentale, en explorant ce que la vie et les choix des pauvres nous apprennent quant à la façon de mener la lutte contre la pauvreté. Elle a d’ailleurs travaillé au Maroc sur le programme Tayssir qui a été apprécié et réévalué avec une forte augmentation de son budget.
Comment acclimater l’incertitude ? Comment composer avec l’imperfection ? Le devoir d’optimisme impose de préparer le pire en espérant le meilleur : l’optimisme raisonné bien entendu ; optimisme du but et pessimisme du chemin. Il ne s’agit pas d’une conception où la crise devient la solution qui nous projette dans le monde d’après en balayant la vision d’aujourd’hui, mais il s’agit de réaliser que Covid 19 va laisser des traces longues sur la croissance et les conditions sociales.
Quelques prérequis pour ouvrir le débat :
1- une politique de relance ne peut être définie sans que les bases d’une croissance forte, durable et inclusive ne soient posées d’où l’articulation des mesures à court terme et des choix à moyen et long terme.
2- la simultanéité des chocs entreprises/ménages doit être prise en considération ; le soutien aux entreprises ne peut être efficace que si la demande qui leur est adressée est préservée ; le cas de l’immobilier est emblématique à cet égard, le soutien à ce secteur doit se faire au profit des promoteurs et des acquéreurs. Le raisonnement est le même au niveau macro-économique, en particulier les mécanismes de soutien à la demande permettent d’éviter le cercle vicieux de la récession sachant que notre croissance est tirée par le marché intérieur ; or rien ne dit que la demande sera intacte après le déconfinement.
Comment vont réagir les consommateurs ? Par une demande irriguée par des revenus plus ou moins stabilisés grâce aux soutiens de l’Etat et par l’épargne dégagée par le confinement de ceux qui ont en les moyens ou alors l’expérience du confinement va-t-elle se traduire par un comportement d’épargne de précaution ?
3- L’injection des liquidités ne va pas tout résoudre ; les plans de soutien budgétaires fusent partout faisant voler en éclats les dogmes admis jusqu’à présent ; l’effet de rattrapage est difficile et il faut plusieurs trimestres pour effacer le manque à gagner sur la production ; pour les services, les pertes sont non récupérables.
Pour avoir une idée du surcroit d’endettement nécessaire pour maintenir les revenus privés, il faut calculer la perte en terme de points de PIB et compenser ce manque à gagner en injectant l’équivalent en dépenses supplémentaires : si le PIB recule de 5%, il faut injecter dans l’économie 5% de dépenses supplémentaires. Ailleurs, le débat sur les contraintes budgétaires a changé et le risque de la hausse des prix est perçu comme un avantage dans un monde plutôt déflationniste malgré le fonctionnement de la planche à billets depuis la crise de 2008 ; certains y voient même une façon de rembourser la dette sans douleur !
4- la question des inégalités va se poser avec encore plus d’acuité ; rappelons que les politiques d’austérité adoptées après la crise financière de 2008 dans plusieurs pays européens ont prolongé ses effets dramatiques ; l’insatisfaction à l’égard des institutions, qui n’ont pas su apporter une réponse aux questions socio-économiques continue d’être au cœur de la colère des mouvements contestataires ; le défi de toute politique de relance est de ménager la fracture sociale, le déclassement et la frustration des classes moyennes.
5 – en matière de commerce mondial, le covid 19 a mis au grand jour le rôle de plaque tournante de la Chine devenue un maillon central des chaines de valeur mondiales ; la tendance à la régionalisation était en marche avant la crise sanitaire mais la forte dépendance dans la filière chimie-pharmacie en particulier a sonné l’alarme de la délocalisation sauf que la relocalisation peut se faire au niveau régional ou national ; tout dépend des politiques économiques des pays qui étaient partis à la recherche des faibles coûts de la main d’œuvre ; aujourd’hui, la donne a changé avec la robotisation et le retour du nationalisme économique d’autant plus que les relocalisations constituent des opportunités d’investissement pour une relance de la croissance.
La reprise qui se profile après une paralysie inédite de l’économie et une inertie de la quasi-totalité des activités implique un débat qui ne fait que commencer ; les quelques éléments de réflexion évoqués visent à en planter le décor afin d’inventer un récit mobilisateur dans la durée soutenu par une ligne de conduite clairement définie. La crise sanitaire a bien montré que tout est question de choix politiques, la crise socio-économique devrait être logée à la même enseigne.
source: https://medias24.com/covid-19-et-crise-economique-quels-prerequis-9590.html