Le populisme (V) : diversité des visages et similitude du style d’action politique
[SUITE ET FIN]. Ici la cinquième et dernière partie de la série d’articles sur le populisme en général et le moment populiste du Maroc en particulier, rédigés par Nezha Lahrichi.
Le cycle du populisme est marqué par la présence de nouveaux dirigeants forts, qualifiés de nouveaux maîtres du monde et qui sont l’expression de la personnalisation croissante de la politique. Ils sont dans la lumière plus que les tenants des débats des partis politiques et /ou des intellectuels et sont présents sur tous les continents. Certains relèvent de la forme autoritaire et d’autres proviennent des démocraties bien enracinées. Un large éventail existe, cependant, entre les totalitaires version moderne et les chefs des démocraties en déconstruction.
La question cruciale que pose le populisme est de savoir à partir de quel moment la menace de sortie du jeu démocratique devient réalité. Comment se fait le passage du populisme à l’autoritarisme ? Est-ce l’anéantissement de tous les contre-pouvoirs ? Est-ce le rejet des étrangers et même la persécution de certaines minorités ? Souvent les deux à la fois.
Si on met de côté les dirigeants dont l’autoritarisme est clairement déclaré comme Vladimir Poutine en Russie ou Kim Jong-un en Corée du Nord, deux catégories peuvent être dégagées : les nationalo-populistes et les néo autoritaires.
Les nationalo-populistes ou populistes de droite : une portée universelle
Cette première catégorie, sans être exhaustive, est illustrée par trois leaders :
1-Jaroslaw Kaczynski : un leadership fort mais à distance.
Ancien Premier ministre polonais et président du Parti ultraconservateur Droit et justice (Pis). Il est l’artisan de l’unification de la droite conservatrice polonaise assurant ainsi son accès au pouvoir et surtout son succès total en 2015 lorsque le Pis remporte la majorité absolue des sièges au parlement évitant le recours à une quelconque coalition gouvernementale.
La voie a ainsi été ouverte à la mise en œuvre de la révolution conservatrice qui amorce le tournant illibéral de la Pologne.
Après avoir été l’homme fort de la majorité au pouvoir dans l’ombre, il a fait son retour aux affaires publiques en septembre 2020 à l’âge de 71 ans en tant que vice-premier ministre suite à la reconduction du président Andrzey Duda.
Ce retour se fait à un moment où le Pis et sa majorité sont affaiblis par des divisions et des rivalités. La réélection du président conservateur, en demi- teinte avec 500.000 voix d’écart seulement, est-elle annonciatrice d’une fin de cycle aux prochaines échéances électorales en 2023 ?
Malgré le bilan social positif, il y a une prise de conscience de la remise en question des droits des femmes et la mise sous tutelle du système judiciaire et de l’audiovisuel public, autant de sujets qui dégradent les relations avec l’Union Européenne et renforcent l’isolement de la Pologne membre depuis 2004. Le nouveau dirigeant du parti d’opposition Plateforme civique PO, Donald Trusk, ex Président du Conseil Européen et ex premier Ministre de 2007 à 2014 est déterminé à fermer une longue parenthèse de l’histoire.
2-Narendra Modi : un populiste avec un peuple différent de celui des autres.
Premier Ministre de l’Inde, élu en 2014 et reconduit en 2019. Il est l’artisan du nationalisme hindou et a fait de l’Inde une « démocratie ethnique » par la promotion d’une majorité qui exclut les minorités, en particulier les musulmans réduits au statut de citoyens de seconde classe ; une majorité qui a également porté un coup dur à la situation de la femme et des droits de l’homme en général.
Comme tous les populistes, il se présente comme le défenseur du peuple sauf que le peuple de Modi est celui des hautes castes, son parti, le BJP, étant soutenu par les milieux d’affaires qui financent les campagnes électorales et se retrouvent bien représentés au parlement. Une façon de contrer la montée en puissance des basses castes intervenue dans les années 1990.
Seules ses techniques de communication exceptionnelles, la force de son discours, son talent pour convaincre et son double langage lui confèrent un style populiste typique ; celui-ci est complété par un usage effréné des réseaux sociaux et une communication directe avec « les gens d’en bas ». Il faut ajouter sa façon d’exacerber le nationalisme hindou en nourrissant le rêve de hisser l’Inde, puissance nucléaire et géant démographique, au niveau d’une superpuissance rivale de la Chine.
La crise sanitaire a affaibli ce leader charismatique qui est resté fidèle au mépris des populistes pour la science et l’expertise en proposant des solutions simples, yoga et remèdes traditionnelles miracles ! Le récent remaniement ministériel du 8 juillet 2021, utilisant en particulier le fusible du limogeage du ministre de la santé, va-t-il atténuer les effets de l’échec de la gouvernance de la crise sanitaire en Inde ? Le populisme comme la pandémie est un accélérateur des vulnérabilités !
3-Jair Bolsonaro : un nostalgique de la dictature
Le Président du Brésil, première puissance sud-américaine, un ultraconservateur élu le 28 octobre 2018 est classé à l’extrême droite. Il a un mépris prononcé pour les institutions démocratiques, les droits humains et les libertés fondamentales. Il n’hésite pas à déclarer sa misogynie, son racisme et sa nostalgie de la dictature.
Sa gestion désastreuse de la crise sanitaire est calquée sur celle de Trump. Il est rendu responsable de la propagation du virus à cause de son déni et de ses graves conséquences dénoncés par de nombreuses manifestations. Une commission d’enquête du Senat a été chargée d’établir les responsabilités du gouvernement dans la crise sanitaire mais surtout le président élu sur la promesse d’éradiquer la corruption se retrouve au centre de révélations de tentatives de corruption relatives à la fourniture de vaccins. Une demande de destitution a été déposée par plusieurs partis de l’opposition, autant de turbulences qui illustrent l’inadaptation du populisme aux défis prioritaires.
Toute classification est arbitraire mais cette première catégorie des nouveaux autoritaires comprend les populistes de droite dont certains ont opéré dans de vieilles démocraties caractérisées par des contre-pouvoirs : Donald Trump et Benyamin Netanyahou en faisaient partie .. la stratégie de conquête du pouvoir par Trump s’est appuyée sur le même style d’action du populisme en recourant aux émotions comme la peur et la colère ; son échec démontre la résilience de la démocratie américaine qui dispose d’équilibres institutionnels prévus par la constitution.
En 2018, les républicains ont perdu la chambre des représentants qui a un pouvoir de contrôle ; en outre, la justice a invalidé des décrets pris par Trump en matière de politique migratoire. Une parenthèse de l’histoire a été fermée aux États-Unis. Elle laisse espérer que le point de non retour de la démocratie n’est pas atteint !
Les néo-autoritaires : la dérive des populistes de droite vers l’autoritarisme
Cette seconde catégorie comporte ceux qui sont le produit d’une dérive du nationalo-populisme à l’autoritarisme. Elle comporte l’Ayatollah Khamenei Guide suprême de la république Islamique d’Iran, Nicolas Maduro Président du Venezuela, Victor Orban, Premier ministre de Hongrie, Paul Kagame Président de la République du Rwanda après avoir renversé le pouvoir responsable du génocide des Tutsis, Rodrigo Duterte, Président des Philippines et Recep Tayyip Erdogan, Président de la République de Turquie, retenu pour illustrer cette catégorie compte tenu de sa proximité avec le PJD marocain comme le montre d’ailleurs la similitude des dénominations.
La Turquie du Parti de la Justice et du Développement, AKP ( Adalet ve Kalkinma Partisi)
L’analyse du populisme turc permet d’aller au-delà de la question de l’arrivée des populistes au pouvoir pour se pencher sur leur maintien à la tête de l’État comme c’est le cas de l’AKP depuis 2002, soit après la grave crise économique de 2001.
Erdogan, un de ses fondateurs, a occupé le poste de premier Ministre pendant 11 ans avant d’être élu Président de la République en 2014 suite à la réforme constitutionnelle de 2007.
Lors du premier mandat, 2002-2007, le mode de gouvernement incarne un islam politique modéré compatible avec la démocratie. L’anti-occidentalisme traditionnel n’est plus de mise et le processus d’adhésion à l’Union Européenne est engagé.
En revanche, l’hostilité à l’égard de l’establishment Kémaliste persiste car la république laïque a été instaurée en 1923 en réprimant les sentiments religieux notamment dans les classes populaires et les provinces. L’histoire récente de la Turquie ne peut être lue sans prendre en considération le rapport de force entre Kémalistes et Islamistes.
Les premiers sont ceux de la Turquie moderne tournée vers l’Europe, les habitants des grandes villes et des côtes de la mer Egée, nourris de laïcité par Mustapha Kemal. L’autre Turquie est traditionnelle, conservatrice, patriarcale et non intégrée au secteur moderne de l’économie. Il s’agit de la Turquie d’Erdogan né dans un dans un quartier périphérique d’Istanbul, le Kasimpasa.
L’hostilité entre les islamistes et les Kémalistes est soutenue par l’armée qui se perçoit comme la gardienne du Kémalisme. La tentative avortée de coup d’État en 2016 est suivie de purges drastiques parmi les intellectuels, les opposants politiques, les enseignants, les juges, les journalistes, les fonctionnaires. Elle a impliqué l’adoption par referendum, en avril 2017, d’une nouvelle constitution qui instaure un régime présidentiel, renforce considérablement les pouvoirs du chef de l’État et viole les principes de base de l’État de droit soit la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire.
Avec la suppression du poste de premier ministre, le président devient le chef de l’exécutif. Il contrôle aussi le haut conseil des juges et redevient le chef du Parti même si, de fait, il l’était avec un AKP bien verrouillé. Il peut gouverner par décret dans un champ plus élargi et peut briguer des mandats présidentiels jusqu’en 2029.
La nouvelle constitution a été adoptée de justesse avec 51,41% des voix, un faible écart qui s’explique par le basculement d’une partie de la classe moyenne urbaine qui, bien qu’islamiste, reste hostile au pouvoir d’un seul homme. Cette dérive autoritaire est soutenue par une population longtemps marginalisée et la réponse apportée à ses aspirations profondes qui, au-delà de l’amélioration de son niveau de vie, a pu redonner à l’Islam un nouvel éclat dans une société laïcisée.
En définitive, la longévité d’Erdogan au pouvoir s’explique par cette revanche des exclus de la république laïque. La dimension anti-élitiste du populisme ne concerne pas l’AKP à partir du moment où ses représentants ont intégré le pouvoir institutionnel en évinçant les élites occidentalisées des centres de décisions.
En revanche, Erdogan est resté fidèle à une dimension fondamentale du populisme soit l’antagonisme entre « eux » et « nous » en exploitant le clivage laïque/religieux et l’opposition entre le peuple et ses ennemis. Condamné pour atteinte à la laïcité et incitation à la haine religieuse, Erdogan a effectué quatre mois et demi de prison en 1998 alors qu’il était maire d’Istambul. Cet épisode est souvent évoqué pour pointer du doigt la menace des militaires kémalistes pour la défense de la laïcité. Une attitude classique des populistes de se présenter en victimes des élites libérales.
Le statut de premier parti que confèrent les victoires électorales à l’AKP permet de nourrir la prétention à représenter le peuple soit un monopole de la représentation populaire, d’où une autre dimension du populisme celle d’être anti-pluraliste. Le rejet du pluralisme politique est intrinsèquement anti-démocratique alors que c’est la voie démocratique qui permet aux populistes d’arriver au pouvoir. Ainsi, la majorité parlementaire a la légitimité d’imposer des réformes institutionnelles de manière unilatérale.
Mais en Turquie, la conquête du pouvoir va au-delà et concerne les institutions indépendantes du pouvoir élu et donc destinées à être transformées en restreignant leur autonomie au nom d’un processus de démocratisation : tout ce qui n’est pas élu est anti démocratique ! celui-ci concerne, l’armée, la justice, la bureaucratie et même la Banque Centrale dont le gouverneur a changé à quatre reprise en deux ans. La forte dépréciation de la livre turque par rapport au dollar et à l’Euro ainsi que l’effondrement des réserves de changes trouvent largement leur explication : la simplification des questions complexes a ses limites.
l’AKP dépositaire exclusif de la volonté du peuple est consacré par la réforme de la constitution en 2010 qui accroît notamment le rôle des élus dans la nomination des membres des hautes juridictions. La volonté populaire exprimée par le vote est absolue et se traduit par la négation des contre-pouvoirs considérés comme les ennemis du peuple : tuer la démocratie au nom de la démocratie !
Le dernier volet de l’exercice du pouvoir par un parti populiste concerne les moyens pour discipliner la société civile soit par la régulation soit par la répression. Les acteurs intermédiaires, ONG et organisations professionnelles en l’occurrence, sont soumis à des dispositifs publics de guidage, en particulier un ajustement des financements à un agenda politique, l’augmentation de la mise en réseau de leurs membres ou encore la délégation de prérogatives d’acteurs publics et ce dans le cadre de statuts spécifiques des ONG dont l’attribution a été centralisée au niveau de l’exécutif sans intervention du pouvoir judiciaire .
La pratique du pouvoir en Turquie par un parti populiste, dont la mouvance islamique était ancrée au niveau associatif, lui a permis de se positionner au cœur des circuits décisionnels à tous les niveaux. Cette pratique se traduit par une polarisation de la société qui donne un contenu concret à l’approche manichéenne des représentants du peuple et leurs ennemis. Une dé-démocratisation qui commence à atteindre ses limites, en particulier, la re-confessionnalisation de la société turque, jugée trop sécularisée, obère le droit des femmes.
L’autoritarisme d’Erdogan n’est donc pas sans failles. Sur le plan interne, d’autres fragilités concernent la politique à l’égard des Kurdes et de l’armée, le renforcement des turbulences économiques accentués par la crise sanitaire, l’érosion de son électorat (échec des élections à Istanbul), le creusement de la fracture entre la majorité musulmane et l’élite qui ne comprend pas que les kémalistes modernes. Quant à sa politique étrangère, le rêve néo-ottoman, la politique de recherche de leadership sur le monde sunnite, l’éloignement de l’alliance atlantique qu’exprime le rapprochement avec la Russie sont, parmi d’autres, des facteurs de déstabilisation pour le pays et pour la région.
Le désir d’un diktat islamo-conservateur combiné à un nationalisme exacerbé, vont-ils triompher définitivement des aspirations démocratiques des musulmans comme des laïcs, ou bien, Erdogan, fin stratège politique et d’un grand pragmatisme, qui a réussi le cheminement plein d’embuches d’un régime parlementaire à un régime hyper présidentiel, va-t-il trouver le moyen pour se maintenir au pouvoir ?
L’ère post pandémie sera-t-elle marquée par un retour au protectionnisme affiché ? la réponse dépendra de la gestion des tensions entre nationalisme et ouverture et la façon dont les partis populistes vont s’en emparer.
La présentation de l’expérience turque et de ses principaux ressorts notamment l’éviction des circuits décisionnels des élites occidentalisées et des tutelles militaire et bureaucratique, l’image d’un leader politique aux origines populaires, l’antagonisme entre eux nous permet enfin d’éclairer le moment populiste du Maroc incarné plus par le leader Abdelilah Benkirane que par le PJD.
PRECEDENTS ARTICLES
Le Moment Populiste du Maroc (I). Pouvoir et religion : la spécificité marocaine
Le Moment populiste du Maroc (II): PJD, du radicalisme à la normalisation
Le Moment populiste du Maroc (III): Démocratie en crise et populisme dans le monde
Le Moment populiste du Maroc (IV): Populisme de droite versus populisme de gauche
Source: Le populisme (V) : diversité des visages et similitude du style d’action politique