Les turbulences du Monde : quels défis pour les choix du Maroc

Professeur Nezha Lahrichi
Les turbulences du Monde : quels défis pour les choix du Maroc

Aucun pays ne peut se considérer comme indépendant des autres et toute conception de la politique économique impose de comprendre la réalité multiforme nouvelle sur le plan politique et économique à un moment où le monde vit une révolution numérique, phénomène majeur de notre temps.(1)

Les turbulences du monde concernent des questions qui ont une dimension globale : climat, migration, terrorisme, criminalité…et forcent une coopération institutionnalisée dans le cadre d’une redistribution des cartes au niveau mondial : les Etats Unis n’ont plus le monopole de la puissance, l’Europe se construit dans la douleur, la Russie tente un retour de sa puissance congelée depuis la fin de la guerre froide, la Chine initie des initiatives pour peser dans l’ordre international, l’Inde déploie des efforts pour dépasser les fragilités de son émergence et figurer parmi les grandes puissances d’un monde de plus en plus polycentrique.

Par ailleurs, le bilan des mouvements de contestation des régimes autoritaires dans certains pays arabes est plutôt négatif  et l’effet domino du processus révolutionnaire sur l’ensemble des pays arabo musulmans  n’a pas eu lieu ; la situation des pays concernés est bien différente : la Tunisie est en phase de consolidation démocratique avec toutefois le risque de la prééminence de la logique sécuritaire issue de  la menace terroriste, l’Egypte s’accommode du retour de  l’ordre autoritaire, la Lybie vit une situation chaotique et la Syrie une guerre endémique. Quant à l’Irak, sa décomposition est antérieure à 2011 favorisant la création de Daech qui, d’ailleurs, prospère dans les Etats effondrés ; au-delà de sa dimension idéologique, il y a le projet politique de remise en cause des frontières et le rétablissement du Califat soit une entité politique qui est autre chose qu’un Etat territorial

Les spécificités nationales de ces pays doivent être complétées par la dimension régionale car les intérêts géo politiques régionaux influent sur les dynamiques internes comme l’illustre la rivalité entre l’Iran et l’Arabie Saoudite qui s’est rangée derrière les révolutionnaires en Syrie, l’opposition entre sunnites et chiites étant une fracture majeure au Moyen Orient ; il faut aussi ajouter l’attitude des Etats Unis et de la Russie dont les nouveaux positionnements empêchent la coordination de leurs stratégie.

Le croisement des dynamiques nationales et régionales, révolutionnaires et confessionnelles soulèvent deux questions : quelle est la bonne frontière entre liberté et sécurité ? comment prendre en considération les dynamiques révolutionnaires toujours à l’œuvre et que l’action de Daech ne doit pas occulter ?

Sur le plan économique, la croissance mondiale est peu flamboyante et le commerce international se contracte, non pas en volume, mais en valeur signe d’une déflation qu’on évite d’évoquer tant elle rappelle la crise de 1929 marquée par son caractère profondément déflationniste ; d’où des qualificatifs moins menaçant comme la grande modération ou encore la décélération tendancielle de l’inflation mais cela n’empêche pas que la question d’une vraie sortie de crise de 2008 se pose encore : la politique de l’argent pas cher  n’a pas produit son effet , des taux d’intérêts bas et même négatifs pour booster le crédit n’ont réanimé ni la croissance ni l’inflation à court terme. Le déversement massif des liquidités par les banques centrales américaine, européenne et japonaise est appelé à s’arrêter un jour ce qui est redouté par les marchés qui y voient un risque de remontée des taux et même de krach  !

Pourquoi cette éclipse du monde et l’idée d’une stagnation séculaire ?

Le fait que les mesures de stimulation de l’économie aient  permis seulement  d’éteindre l’incendie accrédite le diagnostic d’une crise structurelle qui remet en cause le modèle de croissance , celui de l’ordre spontané, où  la stagnation des revenus réels et les inégalités ont été camouflés par l’endettement soit le financement de la consommation par le crédit : il s’agit bien d’une faiblesse structurelle de la demande sauf que cet argument ne suffit pas à expliquer la violence de la crise qui est due aux politiques d’austérité à travers les réductions drastiques des dépenses publiques ; ainsi les réponses à la crise sont marquées par un paradoxe : interventionnisme de l’Etat pour sauver la finance  mais libéralisme  au niveau économique ; elles ont mis au grand jour les inégalités qui ont appelé des réactions  sociales et la montée des nationalismes . Le dogme néo libérale  est bien entaché au point que le FMI remet en cause  deux de ses préceptes : outre la libre  circulation des capitaux,(2) celui de la politique d’austérité qui impacte la production et donc l’emploi , une politique qui se traduit par le  creusement des inégalités dont les couts sont non seulement sociaux mais influent sur le niveau et la durabilité de la croissance ;  une conclusion que le FMI qualifie de troublante ! elle marque ainsi un début de rupture de la pensée dominante !

Pourquoi réduire les inégalités ? quelles inégalités réduire ?

De plus en plus de voix s’élèvent pour penser les inégalités et les remettre, contrairement à ce qui se passe depuis un siècle, au cœur de l’analyse économique ; il s’agit de propositions qui visent à modifier profondément la nature du système capitaliste contemporain en faveur des moins favorisés.

Le nouveau cadre d’analyse concerne l’égalité des résultats et pas seulement l’égalité des chances qui sont imbriquées ; d’ailleurs en anglais, seul l’expression égalité des opportunités est utilisée. Cette approche permet d’avoir une vision dynamique de la lutte contre les inégalités en répondant à l’inégalité de génération à génération ; le premier élément de réponse concerne la fiscalité, outil incontournable mais qui soulève une question cruciale :

 Comment concilier l’attractivité fiscale d’un pays et la redistribution via l’impôt ?

Deux autres éléments de réponse au titre des instruments de redistribution ; la réduction des écarts de patrimoine et pas seulement de revenus en versant, par exemple, une dotation en capital à tous les jeunes  au moment de la majorité, une sorte d’héritages minimum ; cependant, la clé  fondamentale de redistribution reste l’accès de tous à une éducation de qualité dans le cadre d’un aménagement du territoire qui optimise les conditions de réalisation de cette qualité : les inégalités d’éducation constituent une perte du capital humain défavorable à la croissance économique……ces propositions et bien d’autres ne  constituent pas seulement une posture intellectuelle , des pays ultralibéraux ont renoué avec l’Etat providence comme l’illustre l’Amérique d’Obama et le programme porté par Thérésa May en Grande Bretagne qui traduit la prise en considération des raisons de ceux qui ont voté le Brexit

Le défi reste le succès des nouvelles politiques sociales plus facile à mettre en œuvre en période de croissance car en dehors des Etats Unis, le monde ne va pas bien ; l’union Européenne peine à enclencher une reprise auto entretenue que le Brexit ne favorise pas, la décélération de la croissance continue en Asie émergente(Chine, Singapour, Hong Kong…..)et en Amérique latine ; l’Afrique est affectée par la baisse des cours des produits de base et le ralentissement de la croissance chinoise sans, toutefois, que cela remette en cause le renouveau du continent et ses perspectives de développement.

La marche du monde ne se fait plus uniquement dans les espaces réels et physiques ; le monde virtuel pèse de plus en plus dans tous les domaines : politique, économique, éducatif, sécuritaire, militaire etc. … la révolution numérique que nous vivons est un phénomène général de transformation de la société qui concerne tous les secteurs avec une accélération inédite de l’histoire du numérique où tout va toujours plus vite que prévu.

Il n’est plus possible de séparer l’univers du virtuel du monde tangible tant les retombées sur la vie réelle sont inéluctables. Il n’est pas possible non plus de reprendre tous les termes du débat entre technophiles, pour qui l’avenir est radieux, et technos sceptiques pour qui la société sera marquée par un renforcement de sa structure inégalitaire ; l’essentiel est de voir que tous les pays, tous les grands groupes ont développé leur stratégie du numérique en ayant présent à l’esprit le modèle californien qui réorganise l’économie qu’ouvre la puissance de la connectivité individuelle.

Si l’économie numérique bouleverse la capacité économique d’un pays comment et par quels leviers guider l’innovation et concrétiser le potentiel économique estimé favorisant la croissance économique ?

Ce n’est pas un hasard si la Chine, supposée être en crise, déploie toutes ses forces pour digitaliser son économie : éducation, infrastructures, investissement, entrepreneurs chinois et étrangers ; le monde a appris à compter avec les géants chinois comme Ali Baba et s’apprête à le faire avec ses usines connectées et automatisées, ultra compétitives tranchant avec l’image de l’usine du monde à bas coûts.

La révolution numérique est caractérisée par le retour de l’entrepreneur et son rôle de catalyseur de cette révolution, convaincu que l’entreprise peut être un lieu d’épanouissement et de coopération , l’ Etat ayant un  rôle de mise  en condition mais avec des villes stratèges, intelligentes qui illustrent ce qui peut être fait pour être attractif sans qu’il y ait un modèle global pour toutes les villes (3).  Le succès du digital suppose trois conditions : 1- un accès au financement facilité par les capitalistes risqueurs, les fonds de développement, la finance participative…2-un système éducatif de grande qualité qui s’inscrit dans la société de la connaissance 3- des zones d’innovations type « clusters »mais avec une taille critique.

Le Maroc a lancé en 2009 sa stratégie Maroc numérique 2013 dont les objectifs n’ont pas été atteints avec un paradoxe, celui de l’intérêt fort des marocains pour l’information et la communication comme l’illustre le taux élevé du taux de pénétration du téléphone portable ; il a fallu attendre juillet 2016 pour avoir un nouveau plan d’action Maroc digital 2020 qui prévoit la création d’une Agence dédiée comme réponse à l’inefficacité dans l’exécution de Maroc Numérique 2013. Est-ce que cette institution est appelée à définir une vision et des objectifs qui se déclinent en axes d’interventions prioritaires ? la révolution numérique n’est pas de la technologie mais un état d’esprit, un schéma de pensée et d’organisation qui imprime déjà les nouvelles générations ; est ce que seule la création d’une institution est en mesure d’aider le Maroc à s’orienter dans le phénomène numérique qui transforme la société dans sa globalité. ?

En définitive, ce sont là quelques-unes des questions qui interpellent des choix de politique économique ; celle- ci doit relever les défis des transformations silencieuses, des évolutions ultra rapides et le conflit des temporalités du politique et de l’économique.


1 L’édition 2016 des rencontres du cercle des économistes d’Aix- En- Provence a eu pour thème : dans un monde de turbulences, qu’attend-on d’un pays ?

2 FMI ne considère plus la libéralisation du compte capital comme ayant des avantages comme l’énonce la théorie économique (acheminer l’épargne mondiale là où elle est la plus productive) ; il met l’accent sur les dangers de l’ouverture financière en introduisant la distinction entre différents types de flux, ceux qui financent l’investissement et les capitaux spéculatifs à l’origine de la volatilité économique et des crises

3 Voir rubrique Interventions du site, thème : politiques économiques, vidéo : quels pôles d’excellence pour Casablanca ?

Email
Haut de la page